Une truite instruite



La truite et le brochet regardent le vairon,
Tous deux ne le voyant de la même façon.
Pourtant, c’est une proie, et chacun se le dit.
La truite, cependant, ne le voit pas ainsi :
« Je crois que ce poisson est au bout d’une ligne,
Et vois dans cet appât une intention maligne. »
Glisse-t-elle au brochet, qui lui ne croit en rien,
Sinon son appétit qu’on dit rabelaisien.
« Es-tu sûre de ça ? » dit le brochet surpris,
Alors que s’insinue un doute en son esprit.
« Je le crois seulement, mais qu’est-ce la croyance,
Sinon se questionner sur toute vraisemblance ? »
« Et puisque tu n’as pas réponse à la question,
Tu mets tous les vairons au bout d’un hameçon ! »
S’exclame le brochet, qui doute déjà moins,
Mais qui pour l’occasion n’est plus vraiment certain.
« Le doute est inhérent à toute certitude.
Il faudra te plier à cette servitude
Jusqu’à ce qu’un crochet s’embroche dans ta bouche,
Sans que tu te sois dit que l’affaire était louche. »
« Tu te leurres sur moi, car je suis suspicieux.
Mais à trop soupçonner, on doute à qui mieux mieux.
Alors, dois-je douter de tout ce que je vois,
Ou seulement douter de tout ce que je crois ? »
« Ça, c’est à toi de voir, selon ta conviction
Qu’il faut douter ou croire en sa propre opinion. »
« Croire ce que je vois n’est donc pas cohérent,
Et tant que je sais ça, je resterais vivant !
Si c’est ce que tu dis, me crois-tu donc crédule
Pour gober ce discours qui paraît ridicule ? »
« Crois donc ce que tu veux, mais laisse-moi douter
Que ce brave vairon se trouve en liberté. »
« Se nourrir de questions ne saurait satisfaire
À combler mon besoin le plus élémentaire.
Me faudrait-il choisir et prendre des paris,
En soupesant des doutes et des a priori ?
Vois-tu, cette vie-là, je doute qu’elle soit
Celle de ma raison et celle de ma foi. »
« Peut-être, dit la truite, et seulement peut-être.
Car n’a peu d’avenir, qui est droit dans ses guêtres. » (1)


L’erreur de jugement n’a comme seul allié
Ce doute qui n’atteint que les êtres sensés.

(1) Le meilleur d’entre nous nous l’aura bien prouvé
Puisqu’il est devenu un piteux exilé.

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