Le boeuf des grisons



Dans la calme lenteur des vallées helvétiques,
Dans la douce torpeur de leur charme authentique,
Vivait un bœuf rêveur dont le seul agrément
Était de voir les trains qui lui passaient devant.
Il distinguait parfois, issu de leurs fenêtres,
Un bras lui faisant signe et lui disant peut-être :
« Salut à toi l’ami, l’emblème des Grisons,
La fierté du pays et l’honneur du canton.
Gloire à toi bœuf du cru qui paît dans ces alpages
Où ce train se faufile au niveau du passage ! »
Lorsque passait le train, et qu’il traînait vraiment,
Le bœuf lui répondait de son helvète accent :
« Vous êtes mes amis quand vous voyez ma tête,
Mais vous n’y pensez plus quand je suis en raclette.
Si je suis bœuf du cru, ce n’est pas pour le cuir !
En vous voyant passer, je rêve de m’enfuir. »
Ainsi passe le train dans les montagnes suisses,
Emportant les espoirs des bœufs qui les tapissent.
Or, il advint un jour que le train s’arrêta,
Et le bœuf des Grisons en fut tout chocolat.
C’était une occasion de voir ses congénères
Qui se torticolaient sur la voie ferroviaire,
Puis découvrir Genève et ses tics et ses tacs (1)
Où il n’y a, dit-on, jamais le feu au lac.
Pour saisir ce tableau de manière exclusive
Il se mit au-devant de la locomotive,
Mais se vit opposer le refus du chauffeur,
Auquel s’adjoint plus tard celui des voyageurs.
Notre bœuf protesta, car, à son point de vue,
Jamais avant les bœufs on mettait la charrue.
Alors, on acquiesça, car en ce doux pays
La vertu de lenteur n’a toujours pas de prix.
C’est ainsi que le bœuf entreprit son voyage
En tirant sur les rails le train en attelage.
Il mania ce train sans se magner le train,
Étonnant cheminots et autres riverains
Qui voyaient ce bovin précédant la motrice
Se hâter de son pas d’allure sénatrice.
On ne lisait à bord, parmi les voyageurs,
Ni presse ni dépêche (2) et l’on pouvait d’ailleurs
Admirer du décor tout l’extraordinaire
Comme jamais avant on avait pu le faire.
D’autres bœufs en chemin s’unirent au convoi,
Et cette procession fut pour les genevois
L’occasion, pour un jour, d’admirer cette bête
Qui pour eux n’existait qu’en livres de recettes.


On peut rêver de fuir et de mener grand train,
Puis se trouver quelqu’un qui vous file le train
Pour rencontrer des gens d’un autre train de vie
Allant à fond de train vers d’autres rêveries.

(1) Il est paradoxal que cette horlogerie,
Qui est reine du temps et de la précision,
Soit sur le même rang dans leur réputation
Que leur belle indolence et leur douce apathie.

(2) La Dépêche et le Temps font partie de la presse
Qui se presse et se vend d’une manière expresse.

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