Messire chevreuil






Pour avoir découvert un pré miraculeux
Doté d’une herbe tendre et d’un goût délicieux,
Un modeste chevreuil acquit la renommée
Qu’il n’aurait jusqu’alors même pas espérée.
« Tu es, lui disait-on, la fierté du troupeau.
Cet exploit te vaut bien notre coup de chapeau.
Pour nous avoir offert une si belle offrande,
Ton nom est à jamais inscrit dans la légende ! »
Le modeste chevreuil goûta fort ces propos
Qui le sortaient soudain de son incognito,
Mais son humilité, profondément foncière,
Se métamorphosa en vanité grossière.
Pour se dépareiller du commun des chevreuils,
Il emboîta les pas que lui traçait l’orgueil ;
Soutenu par ses faons qui lui couraient derrière,
Et dont la dévotion, gonflant sa cafetière,
Lui fit perdre le sens de la réalité
Au point qu’il n‘eut que lui et rien d’autre à aimer.
Il ne parlait de soi qu’en troisième personne,
Comme un être divin dérangé des hormones :
« J’Il aime le troupeau. » disait-il à l’envi,
Sur le ton affecté de qui fait des chichis,
Et se dotant de fait d’un titre de Messire (1)
Qu’il n’aurait échangé pour aucun autre empire.
Ce troupeau de chevreuils, de faons et brocards,
Organisant un jour un concours de cornard,
Invita le Messire à se joindre à la fête
Où l’on jugeait des bois (2) et se fendait la tête.
Le chevreuil accepta de venir s’y montrer,
À seule condition de n’y participer.
Ce qui occasionna un concert de tapage,
Et l’amena premier dans l’ordre de passage. (3)
Face à lui se trouvait, pour ce premier combat,
De gloire toute fraîche un nouveau lauréat,
Dont la beauté des bois avait été primée,
Et dont la vanité, à peine digérée,
Lui procurait soudain l’heur de la mettre en jeu
Pour qu’on dise Messire au plus vaillant des deux.
L’autre, qui ronchonnait et boudait cette épreuve,
N’avait jamais pensé qu’il lui fallait des preuves
Pour conserver ce titre acquis par pur hasard,
Mais dont il attendait les éternels égards.
Entre l’un désireux de gagner la bataille,
Et l’autre peu soucieux d’empiler les médailles,
Chacun sut deviner que le futur vainqueur
Aurait autant d’orgueil que son prédécesseur.
Ce dernier fut tenu comme un laissé pour compte ;
Titre qu’il ravalait avec petite honte.


Lorsqu’on cherche à bâtir son propre piédestal,
Il faut bien vérifier qu’il ne soit pas bancal.

(1) Auto proclamation dont on pourrait sourire
Si ceux se l’octroyant n’étaient des tristes sires.

(2) Ces bois dont ils sont fiers sont leur honneur, en somme,
Et sont donc aux chevreuils ce qu’est la queue pour l’homme.

(3) C’est un ordre pour ceux qui n’obéissent point.
On en est commandeur après trois mauvais points.


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