L'asticot rêveur


Mordant à pleines dents une chair opportune,
L’asticot se paissait dans la fosse commune.
Mais le gardien des lieux, un soir, le ramassa
Pour le vendre sitôt chez le marchand d’appâts.
Lui qui n’avait vécu qu’en obscures ténèbres,
Et ne s’était instruit que d’oraisons funèbres,
Se retrouve au milieu de compagnons charmants
Qui sont heureux du sort fourni par le marchand.
« Une bonne maison ! lui glisse un congénère.
La bouffe à volonté, sans passer par la bière.
À ce régime-là, avec un peu de bol,
Je passe encore un mois, et je prends mon envol ! »
L’asticot ne sait pas, comme sainte-nitouche,
Que les larves qu’ils sont se transforment en mouches.
« Comment, demande-t-il, pourrais-tu t’envoler,
Alors que ta carcasse est faite pour ramper ? »
« J’aurais bientôt de quoi sortir de cette cage.
Je rêve chaque nuit que je vole et je nage. »
Sur ces mots, le marchand s’empare du rêveur
Qu’il vend à l’unité pour l’un de ses pêcheurs ;
Homme allant exaucer un des vœux de la bête,
Mais hélas le second qui lui trottait en tête.
C’est, quelque temps après, le tour de l’asticot
Qui rêve aussi d’envol, mais se retrouve à l’eau.
Lui qui s’imaginait devenir une mouche,
Nage dans un torrent, un crochet dans la bouche.
Il voit son avenir sous un autre profil
Car son sort désormais ne tient plus qu’à un fil.
Et cette mouche-là, ô rencontre fortuite,
Il la trouve en ces eaux où l’on pêche la truite.
D’un sourire gêné, ils croisent le regard.
Si pour dire bonjour il paraît un peu tard,
Pour se dire adieu, le moment est propice :
Ils sont nés tous les deux sous de fâcheux auspices.


Rêver d’un meilleur sort, quoi de plus naturel ?
Mais le sort, voyez-vous, fait de nous des mortels.
Les rêves de grandeur, gardons-nous d’en commettre,
Et laissons-les à ceux pouvant se le permettre.

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